Article de la romancière cubaine Zoé Valdès, paru dans El Mundo et traduit par Courrier International.
LITTÉRATURE • Ma patrie, c’est Zizou !
La romancière cubaine Zoé Valdés signe une lettre d’amour au footballeur et à son équipe. Elle souligne le caractère littéraire, voire épique, d’une histoire qui s’est achevée dans les larmes le 9 juillet au soir.
La façon dont le Mondial 2006 s’est déroulé a beaucoup de points communs avec la littérature. Surtout la trajectoire de l’équipe de France, son face-à-face final avec l’Italie le 9 juillet et ce qui est arrivé à son joueur vedette, Zinedine Zidane. Ce jour-là, j’étais si excitée que je suis allée m’acheter un drapeau français dans l’un des magasins chinois de mon quartier parisien. On m’a demandé 80 euros. Un prix exorbitant que j’ai réussi à faire descendre à 20 euros en expliquant qu’une loi interdisait de vendre des symboles nationaux plus chers que cette somme. Le Chinois m’a regardée d’un air ébahi et méfiant, mais, dans le doute, il a cédé.
J’avoue avoir pris goût au football avec Michel Platini, vers 1986. Ma deuxième rencontre avec ce sport s’est produite dix ans plus tard, à nouveau en France, car à Cuba le football reste un sport marginal. En 1995, je me suis retrouvée sur le plateau d’une émission de télévision avec un footballeur. Je ne savais pas très bien qui il était, mais il m’avait fait l’impression d’un homme d’une grande timidité, aux gestes tendres et à la parole délicate. J’ai vaguement compris qu’il s’agissait d’un sportif de très haut niveau, mais je n’ai pas retenu son nom. A cette époque, mon exil venait de commencer et j’étais si tendue que je ne parvenais pas à appréhender la réalité de façon normale. Mais, comme je suis très bonne physionomiste, je n’ai jamais oublié le visage de cet homme. Je l’ai ensuite reconnu pendant le Mondial 1998. C’était Zinedine Zidane. Son talent indéniable fait qu’il est devenu depuis l’une des personnes que j’admire le plus au monde. Parce que Zizou est un génie du football, un être complet, d’une magnifique simplicité et d’une extraordinaire humanité. Et cette humanité est ce qui a fait de lui un héros littéraire ou, plutôt, ce qui a fait de lui un homme.
On parlera encore longtemps de cette image de footballeur solitaire, descendant les escaliers en essuyant ses larmes avec son maillot, disparaissant du terrain, loin de ses coéquipiers. On parlera encore beaucoup de ce coup de tête, un geste terrible à voir pour nous tous mais qui a dû être bien plus terrible encore pour Zizou. Car il doit maintenant affronter et assumer son erreur, celle de s’être laissé emporter par les provocations de Marco Materazzi. Car il y a bien eu provocation. En effet, même si le match auquel nous avons assisté le 9 juillet a été extraordinaire d’énergie et de précision, il faut reconnaître que les Italiens jouent toujours le coup de théâtre et la provocation. C’est pourquoi je crois que cette finale a été, pour tous les Français qui l’ont vue, très marquée par le fatum, le destin littéraire, avec un grand exploit, une intrigue parfaite et un drame à sa hauteur, magnifique dans son déroulement et avec un dénouement humain, où le héros a disparu pour laisser la place à l’homme. Pour moi, la France a gagné le Mondial, et, malgré son coup de tête*, Zidane reste incontestablement un footballeur extraordinaire et d’une intégrité exceptionnelle : il est le meilleur de tous parce que son équipe a été et reste inégalable en expérience, en authenticité et en élégance. Oui, voir la France repartir sans la Coupe du monde a été très dur. Mais elle occupe désormais une place unique dans l’histoire du sport : on ne pourra plus jamais parler d’union, d’esprit collectif, d’amitié, d’affection et d’amour sans mentionner cette équipe et sans nommer un par un chacun de ses membres.
Cette minute précise qui fait monter les larmes aux yeux
Pourquoi mentirais-je ? Voilà longtemps que j’attendais ce moment. Sans le savoir, sans même m’en douter. Comment aurais-je pu imaginer qu’il me surprendrait chez moi, enfoncée dans mon canapé, en train de me ronger les ongles ? Je m’explique : il y a une éternité que le sport cubain ne m’émeut plus. Ce n’est pas à cause de ses athlètes, car beaucoup me paraissent exceptionnels. Mais, comme je connais parfaitement les fils politiques qui font d’eux des marionnettes, les compétitions qui se déroulent sur l’île ont cessé de m’intéresser.
Voilà donc onze ans que j’attendais cet instant, cette minute précise où un sportif tel que Zizou me ferait monter les larmes aux yeux. Je me suis mise à pleurer une perte qui n’avait rien à voir avec celle qui n’a jamais cessé de m’affliger durant toutes ces années : la perte de mon pays. Et, en même temps j’étais heureuse, justement parce que je pleurais enfin pour quelque chose n’ayant aucun lien avec Cuba, pour une personne qui fait désormais partie de ma vie, qui représente aussi désormais ma patrie. En fait, les exilés reconstruisent peu à peu leur patrie perdue avec des petits riens piochés çà et là : un roman de Sandor Marai, un film de Wong Kar Wai, des vers de Federico García Lorca, une chorégraphie de Joaquín Cortés, une aria de Montserrat Caballé, une relecture de François Rabelais, de Marcel Proust ou de Marguerite Yourcenar, une finale de la Coupe du monde où l’on peut voir une idole dans toute sa fragilité. Une fragilité qui confirmera sûrement sa grandeur, son intégrité en tant qu’être humain. Je me suis mise à pleurer pour Zizou, pour l’équipe de France et pour ces gens tout aussi excités que moi qui attendaient, le drapeau tricolore à la main, le moment de se jeter dans la rue en criant : “A la Bastille ! On a gagné* !” Il y a longtemps que j’ai compris que ma vraie patrie est l’émotion poétique. Ou plutôt l’émotion, tout simplement, tout court*. Merci les Bleus ! Merci Zizou !*
* En français dans le texte.
Zoé Valdés
El Mundo