Libération
Soupçonné par la justice de «détournements de fonds à des fins apparemment personnelles», selon le communiqué du parquet de Paris, le député socialiste de l’Essonne Julien Dray peaufine en catimini ses réponses aux questions que les enquêteurs ne lui ont pas encore posées, mais qui ont été révélées par la presse. Et c’est son dilemme. Car Julien Dray, qui a été perquisitionné à son domicile et à l’Assemblée nationale le 19 décembre, n’a pas été mis en examen puisqu’il ne s’agit pas d’une instruction. Du coup, le voilà obligé, dit-il, de décliner notre proposition d’interview et de réserver ses explications à la brigade financière : «Je ne peux pas me prêter à une instruction en public, explique Julien Dray à Libération . Je fournirai les éléments et les réponses aux questions qu’on voudra bien me poser. Pour l’instant, nous contestons les versions et les interprétations qui ont été données jusqu’à présent.»
Julien Dray et trois membres des bureaux de SOS Racisme et de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne (Fidl) sont en effet visés par une enquête préliminaire déclenchée par le procureur de la République de Paris, le 10 décembre, sur la base du rapport de dénonciation de Tracfin (organisme antiblanchiment du ministère des Finances) du 28 novembre. Or, la note de Tracfin sur ces «flux financiers suspects» depuis janvier 2006 à partir de comptes des Parrains de SOS Racisme et de la Fidl, deux associations à but non lucratif inféodées à Julien Dray, a été révélée par le Monde.fr à l’heure même des perquisitions, puis d’autres détails sont parus dans le Canard enchaîné et leParisien.
Chèques et espèces. Tracfin a repéré 351 027 euros de mouvements de fonds suspects. Il y a eu 94 350 euros retirés en espèces sur trois ans des comptes des Parrains de SOS par un membre du bureau. De plus, selon la note de Tracfin, des chèques, pour un total de 127 377 euros, ont été tirés sur les comptes de la Fidl et des Parrains de SOS sur la même période, puis encaissés par Nathalie Fortis (attachée de presse de SOS et de Julien Dray) et Thomas Persuy (directeur administratif et financier), tous deux ayant les signatures des comptes. Tracfin signale que 102 985 euros ont été versés par les mêmes Fortis et Persuy sur les comptes personnels de Dray. Selon Me Léon Lev Forster, «Julien Dray est tout à fait serein et tranquille pour expliquer ces transferts».
Autre étrangeté pointée par Tracfin, le versement de sommes par des particuliers «actifs dans les sphères socio-économiques» au bénéfice de Julien Dray à hauteur de 113 890 euros. Si l’on en croit le Parisien, deux chefs d’entreprises apparaissant comme les plus généreux donateurs ont «soit leur siège en Essonne, soit dans la circonscription du député socialiste, soit obtenu un marché au niveau de la région Ile-de-France», dont Julien Dray est vice-président. Tracfin cite ainsi un architecte dont la société siège à Brétigny (Essonne) et qui a participé à la construction de lycées en Ile-de-France. Le seul point précis que Julien Dray nous démente formellement concerne ce soupçon de corruption : «Je ne suis mêlé ni de près ni de loin à l’attribution de marchés publics. Je vous invite à prendre connaissance des déclarations du président du conseil régional.» Jean-Paul Huchon, président socialiste de la région Ile-de-France avait réagi ainsi : «Je ne vois pas du tout comment c’est possible, on attribue des marchés sur des critères objectifs. Ça passe en commission permanente, c’est vérifié par le préfet, par tout le monde, les services, les inspecteurs des finances.»
«Tripatouillage». Selon un membre de l’entourage de Julien Dray, «on a voulu donner unedimension politique à une petite affaire de tripatouillage associatif en ajoutant ce soupçon de corruption sur un marché public, à un an des élections régionales». Côté «tripatouillage» à SOS racisme, l’avocat de l’association, Dominique Tricaut, plaide le bazar dans la paperasse, mais jure que «personne n’a volé un centime, l’argent n’a pas été détourné de sa destination. Après, que les règles de comptabilité soient nullissimes, je suis tout prêt à le croire».
La Brigade financière, qui a saisi les relevés de comptes bancaires de Julien Dray, s’étonne cependant qu’il n’ait «pas effectué de retraits en liquide pour ses menues dépenses pendant deux ans» et suspecte donc «un apport en liquidités venues d’ailleurs». Là-dessus aussi, Julien Dray aimerait bien expliquer, selon un ami, «qu’il en reçoit sur un plan matrimonial» et qu’il «règle presque tout par carte bancaire».
Péché mignon. Tracfin a d’ailleurs récupéré, selon le Canard, une liste d’opérations par CB réalisées par Julien Dray pour acheter des produits de luxe. Collectionneur invétéré de montres, Julien Dray aurait dépensé plus de 200 000 euros dans les horlogeries en France et en Italie depuis trois ans. Ce péché mignon lui avait pourtant valu un interrogatoire serré dans l’affaire de malversations financières de la Mnef, la mutuelle étudiante, à cause de l’achat en 1999 d’une montre à 350 000 francs (54 000 euros). Selon le Canard, Tracfin a retrouvé des achats de stylos de luxe (3 950 euros à Point Plume), de produits Hermès (4 100 euros), «d’hôtellerie de luxe à Monaco» (6 356 euros) et «le chausseur Berlutti lui a présenté en juillet dernier une facture de 1 700 euros». Selon l’ami du mis en cause, «Julien Dray n’a pas de souliers Berlutti, mais des pompes à 200 euros. C’est un cartable qu’il a acheté chez Berlutti, pour offrir à un ami collectionneur de montres avec lequel il échange. Chez Hermès, ce sont des blousons pour son frère qui habite en Israël. Quant aux frais d’hôtel à Monaco, Julien a payé pour héberger sa famille, car son fils était sélectionné pour participer à un tournoi de hockey». Me Léon Lev Forster a déjà déposé au nom de Julien Dray une plainte pour«violation du secret professionnel» et en annonce une seconde pour «diffamation».
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Paris Match
uand Julien Dray fait du shopping, ce qui lui arrive souvent, Julien Dray est un homme organisé. A côté de sa carte bancaire traditionnelle, il se munit de sa carte American Express Centurion, un modèle spécial VIP fabriqué en titane dont il n’existe qu’une centaine de porteurs en France. C’est en analysant les relevés de cette Centurion que Tracfin, le service antiblanchiment du ministère des Finances, a pu suivre, pas à pas, les achats depuis 2005 du député PS de l’Essonne dans les boutiques de luxe.
Un véritable marathon. Julien Dray a ses habitudes rue du Bac, chez Romain Réa, expert réputé en montres «vintage», fournisseur des plateaux de cinéma et de la star américaine Robert De Niro. De l’autre côté de la Seine, rue Saint-Honoré, il fréquente la boutique Chronopassion, spécialiste des marques les plus exclusives. Et, juste en face, le magasin Time Addict, haut lieu de la montre haut de gamme. Julien Dray n’oublie pas les maisons de prestige : Patek Philippe, place Vendôme ; Arije, avenue Georges-V ; Heurgon et Huguenin, rue Royale ; Dubail, le spécialiste de Rolex, ou le magasin Breguet de Cannes. En Italie, le fondateur de SOS-Racisme effectue de fréquentes escapades à Milan, chez Davide Parmegiani, le vendeur de «montres rares» du magasin Hora, ou chez Max Bernardini. Julien Dray a aussi un faible pour les cartables et les stylos. Il peut dépenser 2 000 ou 3 000 euros sur un coup de cœur chez Point Plume, Elysées Stylos et surtout chez Mora, près du Sénat, la Mecque parisienne du stylo de collection.
Au total, selon le rapport Tracfin dévoilé par «L’Est Républicain» sur son site Internet, l’élu socialiste a dépensé au moins 313 180 euros entre décembre 2005 et 2008, en montres, voyages et objets de luxe avec sa carte Centurion, dont plus de 130 000 euros pour ses seuls achats d’horlogerie sur le territoire français. Une partie de ces sommes, suspecte Tracfin, pourrait provenir des comptes de SOS-Racisme et de la FIDL, Fédération indépendante et démocratique lycéenne. D’où l’ouverture d’une enquête préliminaire par le parquet de Paris.
L’élu de l’Essonne n’a pas dû gagner beaucoup d’argent avec sa passion
«Julien Dray est un vrai fêlé de montres, ce qui le rend sympathique, explique un collectionneur. Connu comme le loup blanc dans notre milieu, il assouvit une passion. Quand il remarque une montre qui lui plaît – il a eu des Patek, des Rolex, une FP Journe –, il la lui faut tout de suite. Un mois plus tard, il en a marre et la revend, souvent à perte. Même quand il n’achète rien, il arpente le marché aux puces, l’Hôtel Drouot, les grandes ventes aux enchères et les bourses d’échanges. Il est capable de prendre l’avion pour aller, dans la journée, assister à une réunion de collectionneurs.»
Déjà, à l’époque de SOS-Racisme, au milieu des années 80, les militants avaient remarqué ce penchant. «A SOS, nous avons découvert, non sans surprise, sa passion pour les lunettes, les montres, les stylos, les cartables et les scooters. C’est un véritable maniaque», écrit Serge Malik, l’un des fondateurs du mouvement, dans son «Histoire secrète de SOS-Racisme» (éd. Albin Michel). «Cette passion, poursuit-il, s’étend même aux chaussures. Autour de lui, ceux qui portent ses anciennes chaussures ou un de ses cartables, qui utilisent un stylo ou une montre provenant de sa générosité, sont légion. Curieux Juju!»
En novembre 1988, se souvient-on chez les collectionneurs, Julien Dray suit de près le lancement de la petite chaîne de magasins Les Montres, qui ouvre trois boutiques à Paris : rue Bonaparte à Saint-Germain-des-Prés, rue Gustave-Courbet dans le XVIe arrondissement et rue Vieille-du-Temple, dans le Marais. Parrainée par le fidèle Pierre Bergé, la société a comme gérant et actionnaire un proche de Juju, son homme de confiance à SOS-Racisme, Jean-Philippe Dorent, ancien de l’Unef comme lui, aujourd’hui l’un des «partners» de l’agence de communication Euro RSCG C&O, où il conseille notamment des chefs d’Etat africains et le FMI de Dominique Strauss-Kahn.
Mais le concept novateur des «Montres» était trop en avance. Fin 1990, Dorent revend la chaîne à son propriétaire actuel, Jean Lassaussois, qui l’a recentrée avec succès sur les montres neuves. «Julien Dray est resté client pendant quelque temps, confie ce dernier. Je ne l’ai plus revu depuis 2002.» Collectionneur compulsif, ni accumulateur ni spéculateur, Julien Dray n’a pas dû gagner beaucoup d’argent avec sa passion. Au contraire, il a dû en perdre, de l’avis d’un autre passionné. «Pour faire des bénéfices, il faut garder les montres et attendre que les prix montent. Ce qu’il n’a jamais fait», confie-t-il.
Cruellement blessé par les accusations dont il est l’objet, Julien Dray attend maintenant que la brigade financière, à qui a été confié le rapport Tracfin, rende, début février, ses conclusions. «Il ne s’exprimera pas sur le fond avant d’avoir accès au dossier, indique son avocat Me Lef Forster. Les fuites du rapport Tracfin sont intolérables. Sa passion pour les montres et les beaux objets fait partie de sa sphère privée. Attendons que la police se prononce et l’on constatera peut-être que les dépenses de Julien Dray sont tout à fait compatibles avec ses ressources.» D’ici là, le député compte sur un «jury d’honneur», en cours de constitution, composé de trois personnes «incontestables», pour passer ses comptes au crible. Et démontrer que jamais, malgré sa coûteuse passion, il n’a failli.
Mesdames, Messieurs, Julien Dray!